Marrakech Security Forum
L’Afrique face aux défis du terrorisme :
AQMI une menace stratégique ?
20 janvier 2011
Intervention par Monsieur Pieter De Crem,
Ministre de la Défense du Royaume des Belges
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Je tiens tout d’abord à remercier, pour leur très aimable invitation, la Fédération Africaine des Etudes Stratégiques qui organise en partenariat avec le Centre Marocain d’Etudes Stratégiques, la deuxième édition de cette rencontre sur le thème : « L’Afrique face aux défis du Terrorisme : AQMI une menace Stratégique? ». Le sujet est éminemment important pour tous ceux et toutes celles qui s’occupent de, ou réfléchissent à propos de Sécurité et de Défense. Nos citoyens et l’opinion publique doivent également en réaliser l’importance. Moi-même, j’ai au courant de notre Présidence européenne de la seconde moitié de l’année écoulée, lancé l’initiative du « Brussels Defence Debate », y compris une « université d’été » afin de faire avancer la réflexion sur ces sujets importants et d’y associer tout intéressé et particulièrement les jeunes.
Mesdames, messieurs,
L’horrible meurtre début janvier 2011 des 2 Français assassinés au Niger a démontré une fois de plus que la menace de l’AQMI demeure réelle, et que tel un virus, s’adapte constamment afin d’échapper aux efforts entrepris, aux antidotes afin de le contrôler ou de l’éliminer.
La Belgique et sa Défense ne s’équipe et ne s’entraîne plus pour faire face à une invasion, mais mesure fort bien le danger des nouvelles menaces, en particulier celle du terrorisme.
Ces nouvelles menaces sont, aujourd’hui, dans un monde globalisé, multiples, diverses et évolutives: cyber-attaques, prolifération d’armes de destruction massive, y compris les nucléaires, développement de vecteurs, ou encore des conflits liés à l’énergie pour en citer quelques uns.
Face à ces nouvelles menaces, les réponses individuelles ne portent pas leurs fruits ; les réponses seront au moins aussi globales que les menaces. Une approche commune et coordonnée est impérative.
Jusqu’à présent, la Belgique a été relativement épargnée par des attentats terroristes sur son sol tout en gardant néanmoins les actes des CCC (Cellule communiste combattante) et « les tueurs du Brabant wallon », bien que nous soyons une cible potentielle, de par la présence de différentes institutions internationales sur notre territoire.
Néanmoins, l’Europe est loin d’être à l’abri de ce fléau comme l’ont malheureusement démontré les attentats de Londres et de Madrid, et plus récemment, celui de Stockholm.
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
La Belgique participe pleinement à la lutte contre le terrorisme.
C’est la raison de notre engagement en Afghanistan dans le cadre de la FIAS (Force Internationale d’Assistance à la Sécurité) pour venir à bout du foyer terroriste le plus important et le plus menaçant à l’heure actuelle.
Au Maghreb, la menace de l’islamisme radical et du terrorisme a toujours été prise au sérieux. Les efforts en la matière avaient même permis, à la fin des années 90, de circonscrire les activités des mouvements comme le Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) ou le Groupe Islamique Combattant en Libye (GICL).
Cependant, après les attentats du 11 septembre 2001, ces mouvements trouvèrent un second souffle. L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis a ainsi été instrumentalisée pour renouveler le discours de légitimation du terrorisme qui prend alors un nouvel essor. En 2007, le GSPC rejoint même la mouvance de Ben Laden pour fonder Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), organisation qui aspire à fédérer l’ensemble des Djihadistes dans tout le Maghreb.
Néanmoins, vers 2008, le centre de gravité du terrorisme dans la région se déplace vers le sud profitant de la porosité des frontières, des étendues désertiques difficilement contrôlables, de la prolifération des trafics en tout genre, et de la faiblesse de certaines structures étatiques.
Comme vous le savez, le noyau dur d’AQMI est formé de 250 à 300 combattants répartis en « katibas » (ou brigades) qui sillonnent un territoire allant de la Mauritanie au Tchad. Les effectifs sont formés pour moitié de jeunes Mauritaniens, bien que plusieurs sources montrent que l’encadrement et les chefs semblent quasiment être tous algériens, issus de l’ancien Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat.
Les pays du Sahel sont parmi les pays les plus démunis du monde et doivent faire face à d’immenses défis sur le plan du développement, surtout en matière d’éradication de la pauvreté et de sècheresse. En même temps, ils doivent gérer un cocktail toxique de menaces issues du terrorisme, du mécontentement des tribus et du trafic en tout genre : armes, êtres humains, cigarettes, drogues - cocaïne du sud vers le nord et haschich d’ouest en est -. Une interprétation radicale de l’Islam se diffuse en provenance du Pakistan et d’Arabie Saoudite. La menace terroriste que représente l’AQMI est un des éléments les plus toxiques du mélange et est liée à tous les autres.
Les intérêts de l’AQMI et des touaregs se rejoignent: les premiers achètent du bétail au prix fort, financent le forage de puits et ils payent les touaregs pour repérer les étrangers isolés, qui seront ensuite enlevés. L’argent de l’AQMI provient des rançons d’enlèvements, mais aussi de la dîme prélevée sur les trafics.
Cette situation est plus que préoccupante. Elle requiert de la communauté internationale, en commençant par les pays directement concernés une stratégie appropriée et ciblée.
Une réponse concrète ne saurait être que multidimensionnelle, globale et concertée entre le plus grand nombre d'acteurs, tant la situation d'insécurité de la région est elle-même complexe. Elle est complexe car elle résulte des interactions entre facteurs sous-jacents, sources directes de menaces, et facteurs facilitateurs et/ou intensificateurs. Dans la première catégorie je placerais les groupes fondamentalistes, mouvements terroristes, leur impact sur les populations nomades au Nord Sahel ou encore les trafics illicites. Dans la seconde catégorie, celle des facteurs facilitateurs, nous entendons entre autres la continuité territoriale sans barrière physique ou administrative aux trafics illicites et aux déplacements de terroristes ou encore la perception d’injustice sociale.
La qualité de la gouvernance et la solidité des institutions, en particulier en matière de sécurité et de justice, jouent un rôle inestimable dans ce contexte: ils conditionnent en effet le développement de la société, le bien être des citoyens, au niveau national comme au niveau local.
A contrario, des défaillances dans la bonne gouvernance de l'Etat ou la mauvaise allocation des moyens disponibles peuvent constituer à la fois la cause et le symptôme de la vulnérabilité de la région face à une présence "potentielle" de groupes terroristes.
Pour définir les moyens de lutter contre le terrorisme, un constat préalable s'impose: tous les pays de la région ne sont pas affectés de la même manière, qu'il s'agisse de la nature ou de l'intensité des menaces à leur sécurité nationale.
Les modalités diffèrent en effet entre les zones de recrutement et les zones d'activité terroristes, les évolutions différenciées de l'islamisme, la présence d'autres groupes - armés ou non - aux activités et aux objectifs différents.
Autre élément de différenciation: les formes et pratiques de l'Islam. Au Sahel stricto sensu et en Afrique de l'Ouest, l'Islam est historiquement lié au soufisme: c'est un Islam modéré et pacifique, tolérant envers les autres croyances et assurant la coexistence de populations de cultures différentes.
C'est ce qui explique que le Groupe salafiste pour la prédication et le combat en Algérie (GSPC), devenu AQMI en 2007, soit l'organisation la plus « dynamique » et la plus nombreuse du terrorisme islamiste. Bien qu'ayant échoué dans sa tentative de fédérer tous les mouvements radicaux du Maghreb, l'AQMI regroupe tout de même plusieurs centaines de Djihadistes. Il compense sa difficulté à recruter par un accroissement de ses capacités d'acquisition de moyens militaires sophistiqués: aux rançons post-enlèvements (69 millions $ / 50 millions € de bénéfices nets depuis sa création) s'ajoutent la protection du trafic de drogue (50 tonnes de cocaïne, soit 27% de la consommation européenne) et le convoyage du cannabis du Rif (200 millions $ de revenus annuels pour les paysans et 12 milliards $ de bénéfices pour les trafiquants).
C'est ainsi que l'AQMI a trouvé dans l'immensité du désert sahélien, qui s'étend de l'Atlantique à la Mer Rouge, un "refuge à la fois physique et financier".
La présence de l’AQMI dans la région repose sur des liens économiques, sociaux, familiaux et religieux que ce groupe a noués avec certaines populations et groupes sociaux. Elle se renforce par sa maîtrise des routes-clés saharo sahéliennes par lesquelles transitent les différents trafics. Populations alliées ou liées plus ou moins activement et réseaux sont mis à contribution par l’AQMI, ce qui permet d’accroître son influence, en tant que pourvoyeur de bénéfices économiques aux populations de la région qui ne disposent pour ainsi dire d’aucune source de revenus alternative.
Ces pays sont pris dans une spirale descendante dans laquelle l’insécurité détruit toute possibilité de développement et tue donc dans l’œuf toute chance pour l’état de satisfaire aux besoins de sa population.
Cette spirale doit être renversée. Ces états doivent parvenir à établir l’état de droit et le respect de la loi à l’intérieur de leurs frontières : il s’agit tant d’équiper et former des policiers que d’avoir un véritable système juridique et des juges capables de l’administrer.
Une impulsion politique de haut niveau est également cruciale afin de promouvoir une approche pragmatique régionale.
Que l’UA (Union africaine) et le CEDEAO (Communauté économique des états d’Afrique de l’Ouest) aient le potentiel et, dans le cas de l’UA, un certain nombre de capacités concrètes susceptibles de contribuer à des initiatives de sécurité ne suffira pas à ce stade.
Que l’UE soit prête à apporter son appui aux organisations régionales ou aux pays concernés, selon les approches prévues à cet effet, ne suffit pas davantage.
En effet, tant l’UA que le CEDEAO ne sont pas spontanément reconnus par tous les pays concernés comme les cadres « légitimes » et adéquats pour agir de concert, et encore moins entre partenaires égaux sans leadership désigné. Dès lors, ce sont des initiatives au coup par coup, sans effet durable puisqu’elles ne s’attaquent pas aux causes.
Il y a également l’action sous l’égide d’un acteur extérieur, les Etats-Unis, dont les raisons stratégiques sont évidentes: effet post 11 septembre ; certains parlent également de rivalités sur le contrôle d’accès aux matières premières, mais j’ai l’intime conviction que le souci sécuritaire contre le terrorisme est profond et sincère, voire légitime.
Le vecteur principal de l’action américaine est le « Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership » (TSCTP), déclenché officiellement en juin 2005 avec l’exercice militaire Flintock : le TSCTP est alors devenu l’extension officielle, d’une durée de cinq ans, de l’Initiative Pan Sahélienne établie début 2004.
En parallèle, un acteur de la région, l’Algérie, a proposé et développé des initiatives.
En mars 2010, fut organisé à Alger un sommet avec le Tchad, la Libye, le Mali, la Mauritanie et le Niger aux fins notamment de prévenir le risque de « la recrudescence des actes terroristes et la montée en puissance des réseaux de narcotrafiquants [qui] créé une situation qui constitue un prétexte pour l’ingérence des grandes puissances dans ce vaste corridor ». Pour sûr, cette présentation a un certain parfum idéologique et pourrait donner l’impression d’exclure certaines coopérations internationales. Mais cette réunion a débouché sur la création par l’Algérie à Tamanrasset de structures de commandement et de coordination conjointes avec le Mali, la Mauritanie et le Niger : les chefs des armées, puis les directeurs des services de renseignement des pays impliqués s’y sont réunis pour envisager des actions conjointes contre l’AQMI.
Je ne suis pas sûr que le Maroc ait été associé à cette initiative, mais il me semble bien clair que le Maroc a la capacité, non seulement d’apporter une contribution substantielle à tous les aspects intervenant dans la lutte contre le terrorisme ; le Maroc a aussi la capacité d’établir des ponts ou des passerelles, dans la région et au niveau international.
Certaines coopérations et réponses régionales et des initiatives nationales, même embryonnaires, commencent à se mettre en place ; c’est sans aucun doute une évolution positive. Il faudra veiller ou encourager leur développement dans un esprit d’ouverture et encourager et promouvoir une articulation entre elles ; ce sont des « building blocks », des éléments d’une politique à réaliser. C’est dans cet esprit que j’ai applaudi l’organisation de ce Forum, comme premier point de mon intervention !
Mesdames et Messieurs, je reviens donc à mon point de départ, à ce que je vous disais dans mon introduction : le terrorisme fait partie des défis mondiaux dans un monde globalisant ; dès lors les réponses seront nécessairement coopératives et globales.
Différents acteurs sont actifs dans ce domaine, en premier lieu les Nations Unies. Pour ma part, j’aimerais vous entretenir un peu plus en profondeur sur ce que l’Union européenne fait en la matière, la Belgique, ayant assuré la présidence du Conseil de l’Union européenne pendant la seconde partie de 2010 avec un succès considérable.
L’établissement d’une zone refuge pour les terroristes au Sahel menace la sécurité de toute l’Afrique mais aussi de l’Europe. L’enjeu de sécurité et de stabilité de ces pays est aussi celui des Européens. En effet, le déficit de souveraineté des pays du Sahel a un impact sur l’efficacité de la lutte contre les trafics illégaux ainsi que la gestion des flux migratoires.
Sans prétendre être un partenaire exclusif, l'UE peut cependant jouer un rôle déterminant au côté de ses partenaires africains en apportant sa contribution à la conception et à la mise en œuvre par chacun d'eux de modes de gouvernance efficaces parce qu'équitables, assurant à la fois un développement durable par la paix et la sécurité ainsi qu’une stabilité et bien-être durable par le développement économique et social et par l'éradication de la pauvreté.
L’UE travaille à une stratégie globale à l’égard de la région et vise à définir une approche polyvalente, multifonctionnelle et commune pour la prévention et la réduction de l'instabilité dans cette région fragilisée et de toute cause contribuant à la permanence du fléau du terrorisme.
Les enjeux pour la stabilisation de la zone Saharo sahélienne sont définis sous quatre aspects qui interagissent entre eux:
- la nécessité d'assurer une meilleure réintégration des populations de la zone dans le processus de développement des pays concernés en faisant participer ces populations aux processus démocratiques et de décentralisation;
- l'importance urgente de prévenir et combattre les trafics illégaux;
- l'importance absolue de combattre les réseaux terroristes et leur enracinement dans le tissu social des populations nord sahéliennes;
- l'importance inéluctable du renforcement de la présence de l’Etat par le support aux forces de sécurité et de défense.
L'UE a d'abord fait ce choix stratégique et l'a confirmé à plusieurs reprises dans sa Stratégie européenne de Sécurité de 2003 (mise à jour en 2008) et le Consensus européen pour le Développement de 2005. Elle vient de préciser et d'adapter ce choix à la région et aux Etats sahélo sahariens dans un rapport intitulé "Initiative UE sur la Sécurité et le Développement au Sahel".
Ce choix fondamental s'intègre dans une démarche de partenariat, d’une appropriation commune, au titre de la Stratégie conjointe UE-Afrique et de son Plan d'Action adoptés au sommet Afrique Europe de Lisbonne en décembre 2007. Le Partenariat pour la Paix et la Sécurité ne couvre pas seulement l'ensemble du cycle conflit, il reconnaît les "interactions entre différents domaines d'action politiques, en vue notamment de briser le cercle vicieux entre pauvreté, violence, guerre, dégradation environnementale et échec des structures économique, sociales et politiques".
Ce n’est pas avec des canons qu’on résoudra ces questions de terrorisme ; c’est une vérité en Europe, comme en Afghanistan ou au Maghreb.
Il faut travailler sur la prévention et y être très attentif, appliqué. Il faut épuiser toutes les alternatives en termes policiers et de développement, avant de passer aux canons. Mais, l’Union européenne n’est pas vraiment une force militaire de ce type, elle mise en revanche plus sur la gestion de crise avec des moyens « soft », sans exclure le conseil, la formation et le monitoring des forces armées.
Il existe un très bon dialogue entre l’UE et le Maroc qui a une connaissance très approfondie et équilibrée de la région et ayant une coopération intense avec la Mauritanie. Le Maroc était et restera donc un des pays les plus importants, indispensable de la région afin de gérer cette problématique difficile.
Mesdames et Messieurs, la pauvreté, la sècheresse et la crise alimentaire continue ont nourri l’AQMI. Sans développement, il ne peut y avoir de sécurité. Les jeunes doivent se voir offrir des alternatives éducatives et professionnelles au recrutement des organisations terroristes.
Pour combattre efficacement le terrorisme, la primauté du système de droit et la crédibilité des institutions publiques doivent être renforcées et toute forme d’abus freiné.
On ne le répétera jamais assez, seule une action concertée et coopérative des Etats de la région soutenue par la communauté internationale sera en mesure de venir à bout de l’AQMI.
Je vous remercie